Mes frères

 

2010 / 2017

Cette série est la seule réalisée à partir de montages d’images d’archives ; elle évoque l’opposition entre deux pays frères : la Corée du Nord et la Corée du Sud. La notion de frontière renvoie au texte d’introduction « Nous, peuples des Nations Unies » et cette série se comprend dans la continuité de ce texte.

L’étymologie du mot frontière vient de « front », soit la limite séparant deux armées lors d’un conflit. Je pense que la représentation psychique de la frontière préexiste à la constitution des états. Sous cet angle le découpage par zones de la planète, la création de frontières «naturelles» sont des hallucinations. D’ailleurs la conception historique de la frontière, n’est pas un fait immuable, tel qu’il apparaît à la pensée, mais une réalité relative selon les pays et les époques. Si les frontières les plus tenaces ne sont pas sur terre, mais dans l’esprit même des hommes, il appartient aux penseurs et artistes d’interpeller les consciences. Ceci ne peut se faire sans douleur et renoncement, c’est à dire sans repenser ce que nous entendons par identité. Repenser ce que nous sommes implique le fait de repenser l’autre. La frontière est la mise à distance de l’autre ; ce qui est interprété comme une protection. Au-delà de la frontière se nichent le risque et le danger. La frontière établit un dedans et un dehors territorial, elle inclut et elle exclut selon l’espace délimité. Au-dedans elle rassemble les membres de la communauté, au-dehors elle désigne celui qui n’en est pas membre : l’étranger. Ceux qui n’ont jamais apporté la moindre participation au progrès, c’est-à-dire aux valeurs qui fondent la légitimité de la communauté, ceux-là même nous expliquent qu’ils protègent l’identité. Aussi je ne m’oppose pas seulement à la notion de frontière en fonction de ce qu’elle exclut au-dehors, mais aussi en fonction de ce qu’elle fédère au-dedans. L’art, qu’on s’approprie comme faire-valoir, n’est-il pas là pour témoigner que rien ne se crée dans l’opposition à l’humain ou dans la haine ? Quel créateur, quel poète a jamais conçu quoi que ce soit pour stigmatiser la dignité des hommes ?

L’art et la culture servent l’humanité, ce qui les font apparaître comme beaux ; c’est cela notre identité ! Par la suite ils sont récupérés par ceux qui sont incapables de créer et qui les figent dans des représentations mortes. La création est mouvement et les peuples fermés se sclérosent. Les mots « rejet, contrôle, ghetto, regroupement, filtrage, séparation ou communautarisme » sont créés par des enfants-policiers (et sans doute le sommes-nous tous un peu), car si la nation est une extension de la famille c’est pour y retrouver l’aliénation de ses origines : celle des frères qui s’entre-tuent et de ces mères qui délimitent les espaces de séparation entre un intérieur fusionnel et un extérieur menaçant. Aussi retrouve-t-on par de là les frontières, les espaces de la conquête et de l’héroïsme ; une bravoure qui se calcule en centaines de millions de morts. L’Allemand est-il plutôt un ennemi ou un touriste ?

L’Europe contient par extension, dans sa logique, la constitution d’un « État cosmopolitique universel » (Kant 1734). L’abolition des frontières ne conduira jamais à l’indifférenciation culturelle ; elle ouvrira des espaces inconnus jusqu’ici, où la culture globalisée fonctionnera comme un ancrage identitaire commun, secondée par l’ancienne culture et créant des hybridations insoupçonnées. Que ceux qui ont perdu le train, cessent de débattre autour de la nécessité d’une culture globale ; car celle-ci ne relève pas du débat, mais de l’état de fait réel. Qu’ils cessent de la rejeter inutilement, parce qu’elle présente les traits d’une Amérique moyenne. Qu’ils pensent plutôt à l’anoblir d’autant de beauté et d’intelligence possibles, car tel est aujourd’hui le combat.