L’or brut
Mes dessins d’objets psychiques ont été fabriqués, je le précise, en dehors de toute théorisation ; ce sont en soi des objets fétiches, des divinités agnostiques, mais ils ne sont pas pour autant des icônes à vénérer car ils sont un peu trop effrayants pour cela et ils dévoilent déjà trop leur visage monstrueux. Pour mieux me faire comprendre, j’opposerai les aspirateurs de Jeff Koons à ma « Puttana Metallica » (troisième dessin de la série) ; car il s’agit à mon sens de deux manières contraires de traiter un même sujet. Au long de sa carrière, Jeff Koons a mis en scène un certain nombre d’objets emblématiques ; en 1980 l’exposition d’aspirateurs flambants neufs (The New) contribua à sa renommée. Koons ignore peut-être que sur le plan de la clinique psychanalytique, l’aspirateur est un symbole récurrent de la vie fantasmatique féminine : le narcissisme féminin est un narcissisme d’emprise, de captation, de sollicitation ; tandis que l’homme s’affirme ou s’impose, la femme amène à elle les objets dans une situation de retrait. En ce sens, le corps psychique de la femme ressemble à un aspirateur et l’inconscient qui procède par analogie, a trouvé à l’extérieur une forme concrète venant matérialiser des sensations jusque là confuses. L’artiste répète ainsi le processus inconscient. Nous devons maintenant nous demander quel type de relation l’artiste établit avec l’observateur : conduit-il la femme à retrouver dans cet aspirateur un objet symbolique de sa puissance, autrement dit à prolonger sa jouissance narcissique, ou bien y apporte t’il une dimension critique ou cathartique ?
Je pense pour ma part que la vue de cet aspirateur neuf, contenu dans une vitrine aseptisée et impeccablement éclairé par une rangée de néons, ne renvoie qu’à la jouissance de l’objet, à son iconolâtrie. Lors d’une interview, d’importants collectionneurs américains, le couple Rubell, évoquaient avec enthousiasme, la découverte des aspirateurs de Koons qu’ils avaient contribué à faire connaître. Madame Rubell pouvait ainsi expliquer à quel point ces aspirateurs incarnaient pour elle le rêve de consommation de la société américaine et paraissait sur ce point absolument décomplexée : Warhol nous montrait le Dieu Coca sous une forme d’ambivalence heureuse ou monstrueuse, là nous nous placions dans le registre de la publicité.
Depuis la révolution formelle initiée par Cézanne, l’art a employé des multitudes de formes d’expression ; ce sont des suggestions, des symboles, des images, des métaphores pour dire l’humain dans sa complexité. Mais la métaphore n’est pas obligatoirement la métaphore d’un sens profond, d’un espoir de résolution ou d’une angoisse archaïque, elle peut-être la métaphore d’un sentiment vil ou la métaphore de la connerie même : le fétichisme est la connerie fondamentale de l’art, en ce sens, l’amour de l’or équivaut à l’amour de l’art et il ne suffit pas de peindre ou d’acheter le veau d’or, pour être exempté de son adoration.
Chacun le sait, depuis que « art is bizness », l’argent a pris une place centrale dans l’évaluation même de la qualité des oeuvres ; mais à force de jouer avec le feu, c’est l’art qui brûle, car monnayer l’art, comme la poésie, c’est monnayer l’humain et son âme. Ainsi l’art contemporain est comparable au système économique chinois : révolutionnaire par la rhétorique, mais capitaliste dans son exercice.? Finalement le problème n’est pas tant dans le fait que l’art se monnaye, mais dans le fait que la révolution soit morte. Il ne peut, sur ce point, suffire au marché de se défausser sur les artistes ; mais il ne peut suffire aux artistes de vouloir intégrer le marché. Aussi je veux dire à la béate Madame Rubell qu’en admirant les aspirateurs de Jeff Koons, elle ignore admirer son propre trou du cul ainsi que le trou du cul triomphant de l’Amérique et j’interpelle Gilles Fuchs, qui réfléchit sur la question d’un art en France : s’il nous reste un brin d’espoir d’exprimer une particularité culturelle, cela se fera par les chemins de l’esprit.
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